La formation à distance : Un instrument de promotion de l'éducation pour tous en Haïti

Samuel Pierre

VOL. 13, No. 1, 75-80

Résumé

Haïti, pays indépendant depuis 1804, fait face aujourd’hui à des problèmes de tout ordre qui menacent son existence. Des problèmes qui s’enchevêtrent les uns aux autres en une sorte de cercle vicieux : d’une part des aspirations légitimes de développement économique et social qui se heurtent à un système politique et un État incapable de les satisfaire; d’autre part, un État et un système politique qui ne peuvent pas compter sur le développement économique et social pour créer la base de richesse à gérer et à distribuer. Tout cela sur un fond d’analphabétisme chronique et persistant qui marginalise une forte proportion de la société. C’est dans ce contexte que vient de naître, avec l’aide de la Télé-université, la Fondation haïtienne pour la formation à distance et le développement, un réseau du savoir qui se veut un instrument de promotion de l’éducation pour tous en Haïti.

Abstract

Haiti, which gained its independence in 1804, is beset with a tangled set of problems that interact in a kind of vicious circle to threaten its very existence: on the one hand, the population’s legitimate aspirations toward economic and social development come up against a political system and a State incapable of meeting such aspirations, and on the other hand, the State and the political system cannot rely on sufficient social and economic development to create the basic wealth that might then be harnessed and distributed. Meanwhile, chronic illiteracy marginalizes a large percentage of the population. It is in this context that a knowledge network known as the Fondation haïtienne pour la formation à distance et le développement (Haitian Foundation for Distance Training and Development) has recently been established with the assistance of Télé-université; its objective is the advancement of education for all Haitians.

Introduction

Dans ce monde de plus en plus global où la richesse et le développement des nations dépendent du savoir, du savoir-faire, des habiletés et des compétences des citoyens, l’éducation est appelée à jouer un rôle incontestable. John Kenneth Galbraith (1996), un des plus célèbres économistes contemporains, a fait dans son dernier essai, intitulé The Good Society, un vibrant plaidoyer en faveur de l’importance et du rôle décisif de l’éducation dans l’édification de la démocratie : «l’éducation est non seulement une des conditions sine qua non de la démocratie, mais elle rend cette dernière indispensable». Ainsi l’éducation rend possible la démocratie et, pour cette raison, se doit d’être ouverte à tous.

Dans le cas d’Haïti, cet objectif d’éducation pour tous est plus qu’une nécessité, il revêt un caractère d’urgence : plus de 70 % de la population ne sait ni lire ni écrire, après 200 ans d’indépendance conquise de haute lutte. Existe-t-il un moyen autre que l’éducation pour ouvrir l’esprit des citoyens et les canaliser vers de plus grandes aspirations?

Guidées par le souci de s’attaquer à ce défi séculaire, un groupe d’institutions, appuyées par le Ministère (haïtien) de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports (MENJS), ont convenu récemment de créer la Fondation haïtienne pour la formation à distance et le développement (FOHFADD). Organisme sans but lucratif, la FOHFADD couvre trois grands champs d’intervention :

  1. Formation formelle (diplomante) à différents niveaux d’enseignement.
  2. Formation de base ouverte (non formelle), destinée au grand public et portant sur des thèmes tels que le civisme, l’environnement, la démocratie, la culture, le commerce, le développement économique, la gestion des micro-entreprises, l’économie familiale, l’entrepreneurship, etc.
  3. Formation continue et sur mesure, destinée aux organisations tant du secteur privé que du secteur public, avec un accent particulier sur le perfectionnement des maîtres et le recyclage des administrateurs scolaires.

Cette fondation aura recours aux moyens technologiques et humains les mieux adaptés à la réalité haïtienne afin, d’une part, de rendre disponible et accessible à tous la formation dans toutes ses dimensions (formelle, ouverte, professionnelle, continue, etc.) et, d’autre part, de contribuer à la mise à jour des compétences de la main-d’ouvre nationale. Une des principales sphères d’activité de la FOHFADD sera donc la conception, la production, l’évaluation, l’adaptation, la promotion, la distribution et la diffusion de cours, de documentaires et de matériel pédagogique de grande qualité destinés à l’apprentissage autonome.

Les Prémisses de la Démarche

Plusieurs raisons justifient une telle démarche. En effet, comme l’a reconnu l’UNESCO (1997), l’objectif de formation pour tous (enfants, adolescents, adultes) ne pourrait être atteint uniquement en appliquant les schémas éducatifs traditionnels. Une vision plus large s’impose afin d’aller au-delà des systèmes classiques de formation, tout en s’appuyant sur ce qu’il y a de meilleur dans la pratique actuelle. De plus, face à l’insuffisance des systèmes éducatifs traditionnels et le besoin de rattrapage en matière d’éducation de la population, il faut un accélérateur pour rompre avec ce passé d’échec et d’exclusion de la majorité (plus de 70% d’analphabètes dans le pays).

Avec le passage d’une économie industrielle à une économie basée sur le savoir et l’information, les entreprises des secteurs privé et public auront de plus en plus besoin de ressources humaines aux compétences constamment renouvelées. Dans ce type d’économie, les gens changeront de type d’emploi plusieurs fois dans leur vie, d’où un besoin de formation continue et de formation sur mesure.

Par ailleurs, le glas de l’État-providence ayant sonné et dans une démarche visant à trouver une solution autre (alternative), nombreux sont les penseurs qui préconisent un État investisseur dans l’humain. Dans ce nouveau contexte, l’État deviendrait un partenaire de premier plan dans la valorisation des compétences et la satisfaction de la demande sociale d’éducation : un partenaire avec d’autres. Ainsi, pour assurer le succès de cette démarche, la FOHFADD a compris qu’il faut définir un partenariat innovateur et structurant entre le secteur public, le secteur privé et le secteur communautaire (ONG), en vue de promouvoir la formation et le savoir au service du développement durable. Dans cette optique, elle soutiendra la mise en place d’infrastructures d’information et de communications dans les communautés locales comme moyens de s’informer et de former.

Un certain nombre d’institutions haïtiennes ouvrent déjà dans le domaine de la formation à distance; elles y ont déjà réalisé des expériences prometteuses. La FOHFADD jouera alors pour le pays un rôle de mémoire collective (patrimoine national) qui analyse, évalue et valorise ces expériences, tout en apportant un certain appui aux institutions haïtiennes dans le cadre du Plan national d’éducation et de formation (1996). Les défis sont donc à la fois de quantité et de qualité.

Les Défis à Relever

Ils sont énormes et multiples. En effet, comment répondre au mieux aux besoins actuels et émergents d’information et de savoir exprimés dans toutes les couches de la société haïtienne? Comment atteindre un nombre important d’apprenants répartis sur le territoire national, compte tenu des limitations tant en ressources surtout humaines qu’en infrastructures de transport et de communications? Comment développer un système et du matériel d’apprentissage de qualité, vecteur d’un savoir utile, d’un savoir immédiatement applicable, d’un savoir qui permet de résoudre les problèmes quotidiens, tout en étant respectueux de la culture et des langues haïtiennes? Comment développer et promouvoir un système d’éducation, complémentaire au système traditionnel, qui soutient les valeurs de «l’apprentissage sans frontières» : abolition des obstacles à la formation (limitations de temps, d’espace, de choix et de rythme), système d’apprentissage ouvert, création de communautés d’apprentissage, éducation permanente et démocratisation?

En attendant des réponses précises et concrètes à ces interrogations pour le moins opportunes, certains principes directeurs peuvent néanmoins être énoncés pour éclairer la démarche. D’abord, la Fondation devrait essentiellement servir les intérêts supérieurs du pays en matière d’éducation, conformément à l’esprit du Plan national d’éducation et de formation et selon une approche orientée vers des résultats concrets. La Fondation ne devrait pas se substituer aux institutions haïtiennes qui ouvrent dans le domaine de l’éducation et de la formation; elle devrait plutôt appuyer, mettre en valeur et étendre l’action de ces institutions, de manière à rendre l’éducation et la formation accessibles au plus grand nombre. La Fondation devrait, dans la mesure du possible, réaliser sa mission en mettant à contribution les organismes partenaires haïtiens et étrangers, en évitant les duplications éventuelles, dans un esprit de coopération plutôt que de compétition, dans un souci d’impact et d’efficacité globale des interventions. La Fondation devrait être un lieu de concertation, de recherche de cohérence et de constitution de masse critique, en vue d’articuler et de développer des projets communs de grande envergure en matière de formation ouverte. Enfin, la Fondation devrait être ouverte à tous les secteurs de la vie tant nationale qu’internationale qui peuvent l’aider à atteindre ses objectifs.

Pour pallier sinon l’absence du moins l’insuffisance chronique des infrastructures d’information et de communications du pays, la FOHFADD concevra, déploiera et maintiendra un réseau de centres de ressources multifonctionnels. Un tel réseau servira notamment d’infrastructure d’encadrement et de diffusion, non seulement pour la formation à distance, mais pour toute formation basée sur les technologies et ce, sur toute l’étendue du territoire national.

Le Concept de Centre de Ressources

Les centres de ressources seraient des lieux d’animation culturelle, éducative, pédagogique et technologique destinés à dynamiser les milieux de vie tant urbains que ruraux. Organisés en réseaux, ils constitueraient l’infrastructure d’information et de communications de base pour supporter, entre autres, les activités d’encadrement et de diffusion nécessaires à l’apprentissage à distance. Installations collectives mises au service des citoyens selon des règles de fonctionnement à définir, ces centres seraient pourvus de documents (écrits, audio et vidéo), téléphones, télécopieurs, photocopieurs, ordinateurs, liens Internet, le tout alimenté par énergie solaire ou autre. Centres multifonctionnels, ils pourraient être exploités comme des lieux d’organisation de séminaires, de colloques, de sessions de formation, d’initiation aux nouvelles technologies, de perfectionnement de maîtres et de recyclage d’administrateurs scolaires. Ils pourraient être logés dans des écoles ou dans des centres communautaires déjà existants et gérés par des organismes locaux choisis sur la base de critères tels que la capacité de gestion, la sécurité offerte, le sens de la responsabilité, le dévouement manifesté dans le passé à l’égard de l’éducation et de la formation, l’imputabilité, et j’en passe.

A l’heure actuelle, il existe en Haïti différentes initiatives visant à doter le pays de quelques centres qui, sans porter explicitement le nom de Centre de ressources, répondent néanmoins à des préoccupations similaires. En guise d’illustration, on peut citer le projet CONNECTEZ L’ÉCOLE de l’Institut National à l’Autoroute de l’Information, le projet des CLAC du Ministère de la culture, le projet des EFACAP du Ministère de l’éducation nationale. Pour éviter toute duplication et tout gaspillage d’énergie, la FOHFADD contactera les promoteurs respectifs de ces différents projets afin de se mettre d’accord sur un sous-ensemble d’attributs minima que devraient avoir ces centres pour qu’ils soient considérés comme des Centres de ressources au sens de la Fondation. Ainsi, le déploiement des centres de ressources à travers le pays pourrait se faire graduellement, en tenant compte de l’action concertée des divers promoteurs.

Le financement des centres de ressources pourrait se faire selon une formule souple qui permettrait la participation généreuse des populations locales, des bienfaiteurs nationaux et internationaux, de l’État haïtien, des organisations socioprofessionnelles ou régionales haïtiennes ouvrant en diaspora, etc. Il convient de mentionner que ces organisations sont pour la plupart déjà engagées dans des actions de développement sur le terrain, lesquelles actions sont souvent compromises ou entravées par l’insuffisance ou l’absence d’infrastructures d’information et de communications au niveau local. Elles profiteraient donc très directement de la mise en place de tels centres de ressources à travers le pays.

Partenariat et Solidarité

Un projet d’une telle envergure ne saurait se réaliser sans la participation effective de partenaires nationaux et internationaux intéressés au développement en général, à l’éducation en Haïti de manière plus spécifique. Certains organismes de la diaspora haïtienne ont déjà manifesté leur volonté de soutenir cette Fondation. Une action énergique de promotion et de sensibilisation est envisagée afin de coordonner ces différentes démarches et leurs retombées éventuelles.

A l’heure actuelle, seulement 1% environ de la population du pays peut se prévaloir d’un diplôme universitaire, soit 35 000 personnes environ, toutes professions et occupations confondues. A titre comparatif, au Québec, cette proportion atteint 15% et, en République Dominicaine, elle est de l’ordre de 10%. De toute évidence, le pays n’a pas la masse critique de diplômés universitaires pour former des formateurs et des maîtres en nombre suffisant pour répondre à la demande sociale d’éducation aux différents niveaux d’enseignement. Les possibilités d’éducation étant absolument limitées, les possibilités de développement durable le sont d’autant. D’où un cercle vicieux que seule une action énergique et volontariste résultant d’un large consensus social en faveur de l’éducation pour tous peut briser.

L’objectif ultime et le leitmotiv devraient être la mobilisation, dans le partenariat et la solidarité, de toutes les énergies pour faire avancer significativement la cause de l’éducation en Haïti, sinon à l’aube du XXIe siècle, du moins à l’horizon 2004, date hautement symbolique pour Haïti et pour la liberté des peuples de la Terre. Pour atteindre cet objectif fort ambitieux, il faut donc commencer dès aujourd’hui ... et très sérieusement.

References

Galbraith, J.K. (1996). The good society : The humane agenda. Boston, MA: Houghton, Mifflin.

MENJS. (1996). Plan national d’éducation et de formation. Port-au-Prince, Haïti.

UNESCO. (1997). Dans le désert vert. Série «Innovation». Paris: Auteur.

ISSN: 0830-0445