L’appropriation d’un campus virtuel par les acteurs : une approche par la théorie de l’intéressement

Jean-Pierre Noblet

VOL. 25, No. 3

Résumé

A l’ESSCA École de Management(France), École Supérieure des Sciences Commerciales d’Angers, le grade de Master (Diplôme visé par le Ministère de l’Éducation Nationale) par la voie de la formation continue est proposé à un public d’apprenants adultes via une pédagogie de type hybride (un tiers des cours en distanciel, et deux tiers en présentiel). Les parties prenantes impliquées dans la conception, puis dans la gestion, l’administration et la mise à jour du programme reconnaissent à l’expérience le statut d’innovation, aussi bien d’un point de vue pédagogique (Béchard, 2001 ; Béchard et Pelletier, 2001, 2004 ; Cros, 2000, 2004 ; Hannan et al., 1999 ; et d’autres) que d’un point de vue technologique (Flichy, 2003a), à ce dispositif. Le chercheur voudra montrer pourquoi et comment ces parties prenantes se sont engagées, ont été « enrôlées » dans le processus d’innovation, alors que leurs intérêts personnels étaient différents, voire divergents. Nous proposons, pour ce faire, de retenir une approche de l’innovation de type « sociologie de l’innovation » pour bien cerner la manière dont un «objet-frontière» fédère les intérêts divergents des parties prenantes, et enrôle les acteurs pour les mener à un pseudo consensus. A partir de la sociologie de l’innovation (Callon, 1986), nous allons nous interroger sur le statut que le dispositif e-campus, acquiert aux yeux des différents acteurs.

Abstract

At the École de Management(France), École Supérieure des Sciences Commerciales d’Angers, (ESSCA) the Master’s degree is offered to a adult students using a blended learning approach. The stakeholders involved in the design, the management, administration and updating of the program recognize that this program is both technologically and pedagogically innovative. This research attempted to show how and why these stakeholders got onboard, and bought into the innovation process, while their personal interests were quite different. A “sociology of innovation” approach was used to investigate the manner in which a “boundary object” engages the diverging interests of the stakeholders and so that they reach a pseudo-consensus. Through sociology of innovation we examine the status that the e-campus device acquires in the eyes of the various people involved.

1. Introduction

À l’ESSCA École de Management (France), École Supérieure des Sciences Commerciales d’Angers, le grade de Master (Diplôme visé par le ministère de l’Éducation Nationale) par la voie de la formation continue est proposé à un public d’apprenants adultes via une pédagogie de type hybride (un tiers des cours en distanciel et deux tiers en présentiel). Les acteurs et les actrices impliqué(e)s dans la conception, puis dans la gestion, l’administration et la mise à jour du programme, reconnaissent à l’expérience le statut d’innovation, aussi bien d’un point de vue pédagogique (Béchard, 2001 ; Béchard et Pelletier, 2001, 2004 ; Cros, 2000, 2004 ; Hannan et al., 1999 ; et d’autres) que d’un point de vue technologique (Flichy, 2003a). Entre 2002 et 2008, le chercheur s’est penché sur le comportement des acteurs durant la mise en place du dispositif de formation hybride ; il a étudié comment les acteurs impliqués, c’est-à-dire les enseignants, permanents ou non, intervenant dans le programme, les responsables de départements d’enseignement et de recherche, le personnel administratif et technique chargé de gérer au quotidien le dispositif de formation, et les cadres dirigeants ayant donné leur aval pour lancer et financer l’expérience de formation à distance, se sont appropriés un système innovant et nouveau. Le chercheur, à partir d’entretiens semi-directifs, de récits de vie, mais également de données issues d’observations participantes ou non, d’enquêtes auprès des apprenants adultes et de recueils divers d’information, souhaite mettre en lumière le pourquoi et le comment ces acteurs se sont « intéressés », et ont été « enrôlés » dans le processus d’innovation, alors que leurs intérêts personnels étaient parfois différents. Il propose, pour répondre à cette interrogation, de retenir une approche de l’innovation de type « sociologie de l’innovation », approche qui mobilise un modèle dit « de l’intéressement », pour bien cerner la manière dont un «objet-frontière», en l’occurrence le campus virtuel, fédère les intérêts parfois divergents des acteurs et les enrôle pour les mener à un consensus. À partir de la sociologie de l’innovation (Callon, 1986), nous allons nous interroger sur le statut que le dispositif e-campus acquiert aux yeux des différents acteurs. Dans une phase liminaire dite « prototype », phase durant laquelle quelques volontaires vont chercher à « montrer », le dispositif correspond à une étape d’indétermination : nous parlerons du e-campus comme d’une « objet-valise ». Puis dans la phase suivante dite « laboratoire », les acteurs sont de plus en plus nombreux à s’impliquer et à « démontrer » le bien-fondé du dispositif : nous passons alors d’une vision utopique, celle de « l’objet-valise », à une vision plus structurée et consensuelle, celle de « l’objet- frontière ». Les acteurs se déclarent « intéressés » et, de plus en plus nombreux, s’enrôlent dans l’expérience. La phase de généralisation, ou de projet, a pu être menée à terme dès lors que le dispositif a su fédérer l’ensemble des acteurs. Actuellement le dispositif a été adopté pour l’ensemble du programme de formation continue et commence à être transféré dans d’autres programmes de formation initiale.

2. Le contexte théorique : La sociologie de l’innovation et le modèle de l’intéressement

À l’origine, les travaux rattachés à la sociologie de l’innovation sont consacrés à l’analyse des usagers et à leurs relations avec la technologie. Akrich, Callon et Latour (1988a) s’interrogent sur les facteurs explicatifs du succès ou de l’échec d’un acte innovant et principalement sur l’impact des interactions et des négociations sur le processus d’innovation. Pour les auteurs, l’innovation n’est en rien un processus linéaire, ponctué d’étapes obligées. Bien au contraire, cela ressemble davantage à un phénomène de couplage d’éléments aux comportements souvent imprévisibles (p. 5). En cela, l’innovation est empreinte de complexité et doit fuir tout modèle, toute structure, tout programme par trop rigide et contraignant. La définition qu’ils en donnent est la suivante (p.5) : « Est innovatrice une organisation ou un ensemble d’organisations qui favorisent les interactions, les allers et retours permanents, les négociations en tous genres, qui permettent l’adaptation rapide ».

Akrich et al. (1988a) se proposent donc d’ouvrir la voie à une théorie de l’innovation qui va donner priorité aux acteurs et à ce qu’ils vivent. Une innovation qui réussit est celle qui satisfait la demande des acteurs, qui va à la rencontre de leurs attentes et de leurs projets, qui va les « intéresser » : « L’innovation, c’est l’art d’intéresser un nombre croissant d’alliés qui vous rendent de plus en plus fort » (p. 17). L’innovation laisse transparaître toutes les incertitudes, les instabilités, les imprévisibilités qui en sont les caractéristiques capitales. Il n’est alors plus possible de s’appuyer sur des critères stables, sur des procédures indiscutables qui seraient un socle solide pour avancer ; il n’est plus possible de se garantir à coup sûr, du simple fait de la diversité des décisions à prendre et de l’irréversibilité créée au jour le jour (p. 10). Il s’agit alors d’essayer de stabiliser un arrangement acceptable aussi bien par les acteurs humains que par les entités non humaines ; Akrich, Callon et Latour (1988b, p. 16) affirment que l’innovateur devra traiter symétriquement la nature et la société. FN 1 Ils opposent le « modèle de la diffusion », dans lequel on insiste sur les qualités intrinsèques de l’innovation et sur sa capacité à se répandre par contagion (voir les travaux de Rogers, 2003), au « modèle de l’intéressement », dans lequel on va valoriser la capacité de susciter l’adhésion de nombreux alliés de dépendre de la participation active de tous les acteurs souhaitant faire avancer l’innovation. Le tableau suivant compare les deux modèles.

Tableau 1. Comparaison des deux modèles de diffusion et de l’intéressement (d’après Akrich et al., 1988a)

Modèle de la diffusion Modèle de l’intéressement

Le modèle des ingénieurs

L’innovation se répand d’elle-même par contagion grâce à ses propriétés intrinsèques

Le produit lancé finit en vertu de ses propres qualités par se répandre à travers la société par effet de démonstration

Aux utilisateurs de s’adapter soit de force soit de guerre lasse

Suppose une séparation irrémédiable entre l’innovation et son environnement socio économique.

Restreint le travail d’élaboration au cercle limité des concepteurs responsables du projet : pas de dimension collective de l’innovation.

La majorité des acteurs est passive

L’innovation est à prendre ou à laisser.

Le destin de l’innovation dépend de la participation active de tous ceux qui sont décidés à la faire avancer

L’existence de tout un faisceau de liens qui unissent l’objet à tous ceux qui le manipulent

Ce modèle met en scène tous les acteurs qui se saisissent de l’objet ou s’en détournent et il souligne tous les points d’accrochage entre l’objet et les intérêts plus ou moins organisés qu’il suscite.

Un immense travail collectif qui suppose un soutien actif de tous les acteurs impliqués

Comprendre comment est adoptée l’innovation, comment elle se déplace, se répand

Le mouvement d’adoption est un mouvement d’adaptation

La majorité des acteurs est active

Akrich et al. (1988a, p. 15) montrent également en quoi le modèle de l’intéressement n’est en rien linéaire, mais présente les caractéristiques d’un « modèle tourbillonnaire » : l’innovation se transforme en permanence au gré des épreuves qu’on lui fait subir ; le modèle érige l’art du compromis et la capacité d’adaptation en vertus cardinales ; ce type de modèle permet de suivre les multiples négociations sociotechniques donnant forme à l’innovation, alors que dans un modèle linéaire, la seule possibilité d’adaptation est la complexification progressive du projet et des dispositifs, et que la seule stratégie envisageable est celle de la fuite en avant. Les auteurs insistent sur la gestion de l’incertitude : l’innovateur qui réussit est celui qui arrive à la maîtriser en choisissant les bons interlocuteurs et, notamment, en choisissant un porte-parole (Latour, 2004, p. 101) pour définir, ou mettre en œuvre, des orientations stratégiques, mais également choisir ce sur quoi on innove et les problèmes qu’il faut résoudre (Akrich et al., 1988b., p. 26). Akrich et al., (1988b, p. 19) résument ainsi le modèle d’intéressement : « Adopter une innovation c’est l’adapter, adaptation qui résulte d’une élaboration collective, fruit d’un intéressement plus large ».

Objet-valise et objet-frontière 

À l’ESSCA, le Master par la voie de la formation continue, assis sur un dispositif d’apprentissage hybride, est perçu comme innovant. Quels statuts cette innovation acquiert-elle aux yeux des différents acteurs et prescripteurs ? (Akrich, Callon et Latour, 1988a ; Akrich, Callon et Latour, 1988b ; Callon, 1986 ; Callon, 1994). Les représentations diffèrent d’une catégorie d’acteurs à l’autre : enseignants, étudiants de formation continue, tuteurs, direction des programmes, comité de direction, équipe d’assistanat, entreprises d’origine… Ces mondes sociaux différents (Flichy, 2003a, p. 116) sont convoqués pour écrire avec eux en parallèle leurs histoires.

Après une première étape de l’innovation, que nous pouvons appeler « préhistoire de l’innovation » (Flichy, 2003a, p. 224) durant laquelle se déroulent différentes histoires en parallèle sans liens aucuns entre elles, le e-campus, dispositif hybride de formation, sera assimilé, dans un premier temps, à un « objet-valise » dans le sens où Flichy (1994) l’entend, c’est-à-dire un objet dans lequel chacun des acteurs investit ses propres utopies et qui devient le sujet de représentations disjointes. Cette étape de l’innovation va voir fleurir une littérature utopique, reflet des attentes, perceptions et besoins de différents mondes sociaux concernés. À ce niveau, « l’objet-valise » reflète le caractère profondément ambigu de la technologie e-campus (Flichy, 2003a, p. 226). Mais nous serons amenés à montrer que l’histoire a fait de ce dispositif un « objet-frontière », c’est-à-dire un dispositif suffisamment flexible pour s’adapter aux besoins de chacun tout en assurant une base commune à tous, base qui lui donne son identité (Flichy, 1994, 2003a, 2003b).

La notion « d’objet-frontière » est empruntée au champ de la sociologie des sciences et de l’innovation (boundary object). Emprunt peut-être abusif sur le plan strictement scientifique, mais ce concept rend compte assez parfaitement de ce qui se passe dans le processus d’innovation pédagogique et technologique porté à l’heure actuelle par le programme hybride du Master Formation Continue. Nous sommes dans un processus d’innovation au sens d’une « organisation qui favorise les interactions, les allers et retours permanents, les négociations en tous genres, qui permettent l’adaptation rapide. » (Akrich et al., 1988a), et il semble possible de mobiliser un concept élaboré pour rendre compte d’une forme particulière de processus d’innovation, à savoir les processus d’innovation scientifique. Le concept « d’objet-frontière » semble suffisamment robuste pour embrasser les principales dimensions du processus dont est porteur le programme hybride de formation continue.

Le concept « d’objet-frontière » a été forgé par Susan L. Star et James R. Griesemer (1989) dans le cadre d’une recherche visant à expliquer comment un chercheur en biologie avait réussi à fédérer et à mobiliser des acteurs très disparates autour d’un projet de constitution d’un muséum zoologique. Star et Griesemer montrent comment ce chercheur a réussi à « intéresser » les différentes parties prenantes, à les « enrôler » tout en servant leurs propres intérêts. Il a su « traduire les intérêts des autres » pour qu’ils se transforment en alliés mobilisés autour d’un même objet scientifique tout en continuant à servir leurs propres objectifs. Les auteurs reprennent à leur compte la sociologie de la traduction de Akrich, FN 2 Callon et Latour (1988a et 1988b), et montrent comment le chercheur « enrôle» FN 3 progressivement des participants (ou, dans les termes de Latour des « alliés ») issus de plusieurs lieux, réinterprètent leurs intérêts pour qu’ils s’adaptent à leurs propres buts programmatiques et s’érigent ensuite en gardes-barrière (en « points de passage obligés » pour reprendre l’expression de Law). Akrich et al. (1988a) ont appelé ce processus « intéressement» FN 4, pour indiquer la traduction des intérêts des non-scientifiques dans les termes de ceux des scientifiques » (Star et Griesemer, 1989, p. 389, libre traduction). Les éventualités de l’enrôlement peuvent recouvrir diverses formes : violence, séduction, transaction, consentement sans discussion (Callon, 1986, p. 193), mais, à chaque fois, « la distribution des rôles résulte de négociations multilatérales au cours desquelles l’identité des acteurs est testée » (Ibid., p.193). Mobiliser des alliés posent également et de manière incontournable la question de la représentativité des porte-paroles : Qui représentent-ils ? Qui parle au nom de qui ? Callon (1986, p. 194) considère que les porte-paroles ont été intéressés au nom des groupes qu’ils représentent ou prétendent représenter. Les mobiliser, c'est-à-dire rendre mobiles des acteurs qui se déclarent intéressés au nom des autres, c’est aussi déplacer des entités, des acteurs, vers un même but (Ibid., p. 197).

Une hypothèse centrale de la sociologie de la traduction s’énonce ainsi : le consensus n’est pas nécessaire à la coopération ou à la conduite heureuse d’un travail ; c’est même davantage l’exception que la règle, tant le travail scientifique est hétérogène et mobilise des acteurs de « mondes sociaux » différents. FN 5 Star et Griesemer parlent « d’une tension centrale entre des points de vue divergents et le besoin de découvertes généralisables » (p. 387). La diversité des points de vue émanant de « mondes sociaux » différents, est inévitable et indispensable. Un acteur qui accepte de réaliser la partie du travail qui lui est confiée, et qu’il est probablement le mieux placé pour assumer, suppose qu’il y voit un intérêt et qu’il dispose d’atouts, de ressources, de compétences et d’une vision du monde spécifiques. Il y a nécessité de discipliner les acteurs enrôlés, sans être sur-disciplinés, car chacun doit demeurer autonome dans l’action avec le risque de rejet de toute coopération.

Il n’y aura coopération que s’il y a « traduction » des points de vue divergents pour permettre un intéressement des acteurs. Cela sera possible à travers deux activités essentielles : la mise en place d’une « standardisation des méthodes » et le développement « d’objets-frontières ».

La standardisation des méthodes 

La standardisation des règles permet aux acteurs de se doter d’un langage commun minimum leur permettant de coopérer sans pour autant avoir le même degré de connaissances scientifiques, ni les mêmes objectifs finaux. La standardisation fixe des manières de fonctionner, du moins les plus essentielles, mais laisse toute autonomie aux acteurs en sein de leur monde social.

Les « objets-frontières »

Ils vont permettre d’étudier des dispositifs scientifiques ou techniques positionnés à l’intersection de plusieurs mondes sociaux mais répondant dans le même temps aux nécessités de chaque monde (Flichy, 2002). « Ils sont suffisamment flexibles pour s’adapter aux besoins et aux nécessités spécifiques des différents acteurs qui les utilisent et sont suffisamment robustes pour maintenir une identité commune ». L’« objet-frontière », en adoptant une approche commune, permet d’organiser la coopération entre des acteurs ayant des connaissances et des points de vue différents, et ce sans renoncer à leurs compétences propres (Flichy, 2002). Star et Griesemer montrent que, pour élaborer un projet de recherche commun, deux types d’objets-frontières sont combinés : une vision commune qui a pour vertu de structurer le projet, et des méthodes collectives de travail. Les différentes parties prenantes vont se positionner autour de l’«objet-frontière», permettant au projet de lever progressivement les indéterminations et d’émerger avec des contours moins imprécis. L’«objet-frontière» va ainsi réduire le champ des possibles en construisant en même temps un point d’accord et un objet de discussion entre les acteurs. On va alors passer de l’«objet-valise» à l’«objet-frontière» (Flichy, 2003a) : le premier « correspond à une phase d’indétermination dans les choix technologiques […]. Il s’agit alors de lever les ambiguïtés, de dissiper les confusions, de définir un objet au contour plus précis, […] de construire un objet-frontière » (p. 228). Et Flichy rajoute  que « les  objets-frontières  replacent la décision dans des mondes réduits, simplifiés, ils listent les points sur lesquels la décision peut porter ou s’appuyer. […] Les acteurs ne gèrent pas l’ensemble du réseau mais les butoirs qu’ils se sont fixés qui sont à la fois supports de négociation et concentreurs d’une information complexe et incertaine » (p. 228). Chaque partie prenante, par l’entremise de l’« objet-frontière », ne maîtrise pas l’ensemble des compétences liées au projet, mais s’en fait une représentation suffisamment simple ou cohérente pour qu’elle puisse se focaliser dessus, se l’approprier, le rattacher à ses propres objectifs et valeurs, et finalement prendre la décision d’une mobilisation dans le projet.

Les points de passage obligés

Mais en réduisant le champ des possibles et en favorisant ainsi l’élaboration d’un acteur-réseau autour d’un projet commun, « l’objet-frontière » va produire des points de passage obligés : « choisir certains objets-frontières, c’est se donner des points de passage obligés et réciproquement » (Vissac-Charles, 1996) ) . « Mais, dans tous les cas, l’intéressement obéit à une seule et même logique qui […] est celle du point de passage obligé » (Callon, Lascoumes et Barthe, 2001, p. 94). L’«objet-frontière » va déterminer un agenda de problèmes à étudier, de questions à résoudre ; il va orienter la démarche réflexive de chacun des acteurs dans une direction qui se précisera au fur et à mesure de l’état d’avancement du projet ; en quelque sorte, l'«objet-frontière» va se « durcir » dans le temps. Ces questions et problèmes vont constituer les points de passage obligés. Callon (1986) confirme : « Pour tous ces acteurs l’alternative est claire : ou bien changer de route, ou bien reconnaître qu’il faut d’abord soutenir l’étude (…) et attendre ses premiers résultats » (p. 184). Alors que dans la nouvelle sociologie française des sciences, l’acteur cherche à imposer sa propre vision du monde (Flichy, 2003a, p. 120), Star et Griesemer montrent des acteurs qui construisent un compromis ; leur modèle correspond « à une cartographie à plusieurs entrées où sont négociés plusieurs points de passages obligés » (p. 390). Bien entendu, tous les acteurs ne jouent pas le même rôle dans le processus d’élaboration de l’innovation. La théorie de la sociologie de l’innovation et le concept d’« objet-frontière » (le dispositif distanciel ou e-campus semble l’objet le plus susceptible de devenir « objet-frontière ») nous semblent suffisamment robustes pour embrasser les principales dimensions du processus dont est porteur cette expérimentation.

Ainsi, le dispositif hybride, défini comme un « objet-frontière », facilite l’élaboration d’un compromis qui permet d’associer de multiples partenaires ; cet «objet-frontière » s’oppose en cela à l’«objet-valise » initial : il ne convient plus de multiplier les perspectives, mais de les rassembler dans un compromis stable. Alors va-t-il être envisageable d’associer « dispositif de formation » et « innovations pédagogiques » dès lors que nous posons l’hypothèse que le dispositif de formation, en l’occurrence le e-campus, va tenir lieu d’objet négociable au cœur du processus d’innovation pédagogique ? (Jacquinot et Choplin, 2002).

La mobilisation des porte-paroles

Dans la démarche du chercheur, il est essentiel de bien choisir les représentants ou les porte-paroles qui vont négocier et interagir dans le projet innovant (Callon, Latour et Akrich, 1988b, p. 24). En choisissant les bons interlocuteurs, l’innovateur cherche à maîtriser l’incertitude inhérente à l’acte innovant. Choisir le porte-parole, c’est définir, ou mettre en œuvre, des orientations stratégiques, mais également choisir ce sur quoi on innove et les problèmes à résoudre (Ibid., p. 26).

3. Le cadre opératoire : Le campus virtuel de l’ESSCA École de Management, et l’intéressement des acteurs

La méthodologie

En 2002, l’ESSCA École de Management décide de transformer sa formation continue diplômante délivrée traditionnellement en face à face sur deux années et 1000 heures, en une formation de nature hybride avec un tiers à distance et le reste en présentiel. Un dispositif de formation à distance est construit sur la base de WebCT, d’abord sous forme de prototype expérimenté sur une partie de la formation, puis progressivement sous forme de laboratoire et de projet sur l’ensemble de la formation et de leurs trois sites (début 2004).

L’auteur, en choisissant un paradigme interprétativiste, a cherché dans l’expérience des acteurs et des actrices, une compréhension et une interprétation de la connaissance. Il a, dans un premier temps, étudié les acteurs de manière isolée puis, dans un second temps, en caractérisant finement leur fonctionnement, cherché ce que ces fonctionnements individuels avaient en commun. Le chercheur a côtoyé le domaine des croyances, des attentes et des pratiques des acteurs, mais son rôle a été de bien faire le distinguo entre compréhension et explication, contrairement aux positivistes qui lient formellement les deux (Allard-Poesi et Maréchal, 2003). Le chercheur a rapidement été amené à préciser la nature de son choix méthodologique : une situation de recherche-action dans laquelle il était à la fois praticien et chercheur ; il agissait conjointement avec les participants dès le début de l’action et visait la transformation « d’un environnement social à travers un processus d’investigation critique » (Miles et Huberman, 2003, p. 24).

Les méthodes de collectes de données utilisées sont diverses et retiennent l’hypothèse de triangulation : 25 entrevues individuelles semi directives, ou entretiens de situation avec les acteurs (enseignants intervenants ou non dans le programme, enseignants et professionnels extérieurs intervenants, administratifs, techniciens, responsables de départements et responsables de programmes), des enquêtes depuis 2003 auprès des apprenant(e)s, des observations participantes et non participantes lors de réunions avec les responsables de départements ou lors des débreffages avec les étudiants, des collectes de récits de vie avec le responsable de la formation et le webmestre, une analyse documentaire à l’origine de la démarche et durant la mise en place, les documents formels destinés à guider les utilisateurs (chartes, scénarios…), etc.

Les données ont été analysées en fonction de méthodes interprétatives purement qualitatives. Les notes prises par le chercheur, les résumés et verbatim post entrevues, les rapports d’étapes, les notes de service, etc. ont été annotés et interprétés par le chercheur ; les entrevues ont été enregistrées sur support numérique, puis retranscrites sous forme de verbatim. Le logiciel Atlas.ti™ a permis ensuite de coder le matériel collecté par le chercheur, de classer les données en catégories et sous-catégories, et de procéder à des combinaisons idoines à travers des requêtes informatisées. Mais coder, classer et combiner les données, ce n’est pas analyser un contenu qui, pour l’essentiel, est de nature qualitative. Nous avons choisi une méthode qui peut se présenter comme un « effort d’interprétation », pour reprendre les propres termes de Laurence Bardin (2003); cette dernière préconise l’utilisation d’un protocole détaillé, assemblage de trois séquences : a) la préanalyse, sorte de lecture flottante, permettant de se familiariser avec le matériel à disséquer, b) l’exploitation du matériel, phase opérationnelle où l’on décortique son matériel de recherche, et c) le traitement des résultats, phase probablement la plus fragile. Nous nous sommes également appuyés sur les travaux de Miles et Huberman (2003), de Pierre Paillé et Alex Mucchielli (2005) et sur celui de Roger Mucchielli (2006) sur l’analyse de contenu. Les résultats des enquêtes auprès de stagiaires ont été traités à l’aide du logiciel SPAD Question™.

À partir des 25 entretiens semi-directifs, et des trois récits de vie auprès des porte-paroles « innovateurs » (données suscitées (Van der Maren, 2003, p. 167)), des documents collectés durant les rencontres de travail (données invoquées) et des enquêtes auprès des apprenants (données provoquées), le chercheur témoigne de comment les acteurs ont été enrôlés dans l’expérience et comment certains sont devenus porte-paroles dans le cadre de projets futurs en formation initiale notamment.

Résultats et discussion

Le campus virtuel et la phase « prototype » : un « objet-valise »

Au départ, le campus virtuel, ou  e-campus , défini comme un « objet-valise », correspond à une phase d’indétermination dans les choix. Il s’agit d’un objet dans lequel « chacun investit ses propres utopies et devient le sujet de représentations totalement disjointes » (Flichy, 2003a, p. 226). Cette période instable devient le reflet des espoirs placés dans la technologie, et l’enseignement à distance devient le réceptacle de toutes les utopies sur le « apprendre autrement ». Mais face aux aléas propres à la phase initiale d’élaboration et de réalisation, les illusions des acteurs vont se dégonfler, leurs utopies perdre de leur irréalité. L’ESSCA choisit d’élaborer un premier prototype de dispositif dans lequel les enseignants du département Marketing acceptent de s’investir. Leur objectif sera de « montrer » la faisabilité d’un cours nouveau qui associe présence et distance, qui valorise le travail collaboratif et qui fait intervenir l’enseignant comme expert, mais également comme tuteur.

J’ai contribué dès le début, on m’a demandé de réfléchir à la mise en ligne de mon cours d’introduction au marketing en formation continue; à l’époque cela a servi comme cours pilote, c’était, de mémoire, le premier cours à être utilisé comme tel; on a commencé via ce cours à mettre en place le ecampus ; cela a servi d’exemple, et montré que cela était possible (Professeur de marketing).

Cette première expérience va être suivie et observée durant l’année 2003 par les acteurs qui accepteraient de s’engager pour la suite du programme.

Un large champ des possibles reste ouvert, tant au niveau du cadre de fonctionnement que du cadre d’usage (Flichy, 2003a, p. 228). Les acteurs vont partager leurs nombreuses interrogations : « Quelle peut être l’utilisation majeure de ce type de pédagogie ? l’apprentissage des langues, la bureautique et la formation générale, mais pas nécessairement le management ? » (un professeur d’anglais). D’autres questions émergent : « L’usage des technologies est-il simplifié, facilité ? Ne constitue-t-il plus un obstacle pour des non-initiés ? » (un professeur de ressources humaines). « Combien de temps faut-il consacrer à la refonte d’un cours traditionnel ? Quel est le rôle du tutorat ? Comment introduire le travail collaboratif dans une séquence de cours ? » (des professeurs de finances et de droit). « Quelle est la plus-value de la e-formation par rapport aux formations traditionnelles ? (flexibilité, adaptation aux besoins personnels, outils TIC applicables…). « Pourquoi se lancer dans un changement de la pédagogie, changement qui peut s’avérer radical ? » (la direction générale). Et plus généralement, des questions portant sur les motivations : flexibilité, souplesse, coûts, sur le degré d’engagement de l’institution dans ce type de pédagogie : reconnaissance du temps passé, coefficient de temps de face à face, etc.

À ce stade, la formation à distance présente un caractère encore paradoxal et ambigu : les acteurs souhaitent davantage de flexibilité (Uyttebrouck, 2003) et de souplesse plutôt que la recherche d’efficacité ; les coûts ne sont pas envisagés de la même manière par tous (Aycock et al., 2002). En tant qu’«objet-valise», la formation à distance cristallise les intérêts de tous les acteurs concernés par les questions évoquées ci-dessus (Dooley et Murphrey, 2000 ; Ward et La Branche, 2003 ; Yoon, 2003 ; Akar et al., 2004 ; Aycock et al., 2002). Mais les enseignants perçoivent également la formation à distance comme porteuse d’opportunités autant que de menaces, car elle remet en cause des dispositifs établis (Brown, 1999 ; Ison, 1999).

Pour les autres matières, j’ai eu la chance de trouver des vacataires enthousiastes avec des expériences antérieures, et qui ont fait cela sans prendre de droits supplémentaires. Les vacataires ont pris cela comme une opportunité (l’administrateur du programme).

Par exemple, la construction d’un agenda va favoriser la structuration et la réduction des choix possibles et alléger l’ambiance d’indétermination pesant sur ces choix. Les conflits et les controverses s’établissant autour des questions expriment le « potentiel de connexion » entre mondes sociaux que recèle la formation à distance.

Au démarrage mon assistante avait l’impression qu’avec moins de cours elle serait moins importante; elle n’est pas dans la pédagogie et elle ne voyait pas quoi faire, mais c’était difficile de l’associer au départ car les stagiaires posaient des questions techniques sur le matériel, des questions sur l’organisation; elle ne voyait pas d’emblée ce que cela pouvait apporter en matière de simplification dans la communication avec les stagiaires (le responsable du programme).

On va passer de l’«objet-valise» à la structuration d’un « objet-frontière ».

Le campus virtuel et la phase « laboratoire » : un « objet-frontière »

C’est bien le dispositif d’enseignement à distance, le e-campus, qui va constituer l’«objet-frontière» perçu par les parties prenantes du « réseau » concerné (stagiaires, intervenants permanents ou non, tuteurs, administratifs, direction académique, entreprises, etc.) comme étant susceptible de concrétiser une utopie initiale. Le e-campus, objet complexe, devient un dispositif suffisamment flexible pour s’adapter aux besoins de chacun tout en assurant une base commune qui lui donne son identité.

On a décidé de repenser complètement le cours, et du coup on a tout refait, et en même temps qu’on faisait, on réfléchissait; c’est vraiment deux structures différentes, la structure du cours, et en même temps on réfléchissait à la manière dont on allait le mettre en ligne ; on savait qu’il fallait réformer le cours dans son contenu, plus clair, et plus basique au départ, et en même temps parallèlement penser à le mettre en ligne (un professeur d’économie).

Pour des raisons propres à chacun, les acteurs semblent être « intéressés » par le dispositif. En effet, chacun peut trouver réponse à certains de ses enjeux propres : disponibilité des stagiaires pour l’employeur (enquête auprès des stagiaires), respect de la charge symbolique forte du face à face pédagogique traditionnel pour les enseignants (entretiens professeurs), autonomie et coopération pour les stagiaires (enquête auprès des stagiaires), souplesse pour l’administration du programme (récit de vie administrateur), etc. Nous avons affaire à un objet qui habite plusieurs mondes sociaux, et susceptibles de répondre à la demande de chacun. La question est alors la suivante : Pourquoi ce dispositif en est-il venu à répondre à des enjeux positifs pour l’ensemble des acteurs ? Ces derniers ne renoncent pas à leur identité propre, ni à leurs finalités propres. L’objet semble donc adaptable à plusieurs points de vue, et robuste puisqu’il permet le maintien des identités de chacun.

Il y avait besoin de faire un prototype qui serve de laboratoire ; il fallait expérimenter et respecter certaines choses comme le volume horaire, et passer un contrat avec les étudiants (contrôles, beaucoup de productions écrites). Faire un pilote c’est se lancer avec un minimum de moyens. Je crois assez à l’idée de prototype : il s’agit de choisir une formation et de passer un contrat, c’est sans doute difficile au départ, moyennant quoi cela devrait marcher; il faut créer les conditions pour que cela fonctionne (un professeur de finance).

Un «objet-frontière» proposé aux acteurs du « réseau », et accepté par tous, engendre un certain nombre de passages obligés : charte pédagogique, guides techniques, normes de présentation, scénario standardisé, nomenclatures, règles de concordance entre les capacités à évaluer et le type d’évaluation, etc. L’agenda décisionnel de la formation à distance semble organisé autour de ces X points de passage obligés, structurant ainsi l’«objet-frontière». Ces points de passage obligés ont pour vocation d’orienter l’attention et la réflexion collective dans une direction permettant à l’«objet-frontière» de quitter les limites de l’«objet-valise», pour construire progressivement les fondements de la coordination des parties prenantes impliquées dans le processus d’innovation sociale. Une fois les tenants et aboutissants du campus numérique synthétisés, les acteurs se positionnent face à cet objet en fonction de leurs intérêts et des enjeux soulevés : un repérage de ces deniers va permettre de dégager les points de passage obligés.

Le campus virtuel et la phase « projet » : standardisation et passages obligés

Des procédures strictes et rigoureuses, mais simples, sont élaborées : la construction de la plate-forme d’enseignement à distance a nécessité la construction d’un scénario type, un format de document unique, des directives, etc. Ainsi, le Centre de Ressources Pédagogiques (CRP), responsable de la mise en œuvre du e-campus, a d’abord proposé à tous les acteurs une charte pédagogique édictant de manière claire l’organisation hybride de la formation, ses objectifs et contenus, les modalités d’évaluation et d’accompagnement, les supports de formation admis et l’utilisation du campus numérique en respect des règles de la propriété intellectuelle et de l’éthique. Puis le CRP a fixé strictement le cadre descriptif d’un cours type, et plus précisément d’une page type. Des normes ont été imposées pour chaque séquence, avec l’objectif avoué de standardiser le scénario de chaque cours : présentation sur le e-campus, scénario alliant présentiel et distanciel, mode de communication à distance, etc. Chaque acteur du projet a pris connaissance et a accepté des fiches de description de séquence et de point clé, des nomenclatures, afin d’homogénéiser les pratiques et créer ainsi un langage qui soit identique pour tous.

Le rôle des porte-paroles

Les trois administrateurs du projet de mise en place du dispositif de formation mixte (le responsable du programme de formation continue, sa supérieure hiérarchique et représentante du projet auprès du Comité de Direction de l’Institution, et le chargé de mission du Centre de Ressources Pédagogiques) sont les innovateurs ou porteurs initiaux du projet. Ils sont perçus par l’ensemble des acteurs comme des agents du changement, comme les porteurs dédiés du changement (Rondeau, 1999), comme les « champions » (Rondeau et al., 2002). Leur mission première va être de décoder le projet, de traduire un discours nouveau en symboles originaux car éloignés des préoccupations usuelles des acteurs et des actrices. Les innovateurs, ou « animateurs » de ce projet d’innovation (Akrich, 1991), deviennent des « traducteurs » (Callon, 1994) pour des porte-paroles chargés d’« intéresser » les différentes parties prenantes, chargés de les « enrôler » tout en servant leurs propres intérêts. Les innovateurs vont chercher à « traduire les intérêts des autres » pour qu’ils se transforment en alliés mobilisés autour d’un même objet scientifique (le dispositif de formation) tout en continuant à servir leurs propres objectifs.

Le dispositif pris dans son acception la plus large recouvre un ensemble de connaissances de natures diverses (Nonaka, 1994 ; Nonaka et Tacheuchi, 1997) : a) de la connaissance explicite, formelle et systématique va pouvoir se concrétiser, et donc se traduire sous forme de chartes, de cahiers des charges, de scénarios types. Les innovateurs ont souhaité traduire ces savoirs via des réunions d’explications, de démonstrations et de partages d’expériences ; b) de la connaissance plus tacite, plus personnelle, et donc plus difficile à transmettre, connaissance qui intègre une part de savoirs techniques, mais également des connaissances informelles difficiles à traduire. Le webmestre, en accord avec les autres innovateurs, a choisi de multiplier les expériences propres à sensibiliser les acteurs et les actrices au nouveau dispositif : formation au e-learning, expérimentation sous tutorat de cours-pilotes, partage de bonnes pratiques, etc. Cette forme « d’externalisation » (Nonaka et Tacheuchi, 1997) s’est surtout traduite par l’élaboration du prototype, espèce de « métaphore » propice à la compréhension par le biais de l’imagination et des symboles. Cette étape de reconnaissance et de compréhension de connaissances nouvelles et externes pour la plupart des acteurs a servi de truchement, d’intermédiaire, de médiateur, et donc de traducteur, vers l’étape du laboratoire dans laquelle de nouveaux acteurs et porte-paroles se sont impliqués. Mais la mobilisation de nouveaux enseignant(e)s dans le dispositif a nécessité l’identification des porte-paroles idoines et des alliés fiables.

Mobiliser des allié(e)s pose de manière incontournable la question de la représentativité des porte-paroles : Qui représentent-ils ? Qui parle au nom de qui ? Callon (1986, p. 194) considère que les porte-paroles ont été intéressés au nom des groupes qu’ils représentent ou prétendent représenter. Les mobiliser, c'est-à-dire rendre mobiles des acteurs qui se déclarent intéressés au nom des autres, c’est aussi déplacer des entités, des acteurs, vers un même but (Ibid., p. 197). Les enseignants de marketing qui ont accepté de créer des cours-pilotes au stade du prototype deviennent les porte-paroles du projet en montrant, puis démontrant le bien-fondé du dispositif ; ils traduisent en un langage nouveau, mais compréhensible des acteurs non encore impliqués, un projet innovant ; ils deviennent à leur tour des agents du changement, des porteurs d’innovation et, par leur exemple, vont chercher à motiver les réticents et à susciter leur coopération.

4. Conclusion

En retenant une approche de l’innovation de type « sociologie de l’innovation », le chercheur tente de mieux cerner la manière dont un campus virtuel, « objet-frontière », fédère les intérêts divergents des parties prenantes et enrôle les acteurs pour les mener à un consensus actif. Une démarche de structuration et de scénarisation oblige les acteurs à mieux « traduire » leurs intérêts ; les passages obligés participent à l’élaboration d’une négociation acceptable par tous et le porte-parole émergeant va concilier les parties. Ainsi l’«objet-frontière», concept robuste, concourt à la mise en place réussie d’un acte innovant en contexte éducatif. L’approche choisie est volontairement restrictive et veut, pour l’essentiel, éclairer un processus, celui de l’adoption d’un dispositif de formation hybride sous un angle original et particulier. Bien d’autres perspectives sont envisageables et ont été envisagées.

Au-delà de celles-ci une question complémentaire pourrait bien être celle de l’enjeu véritable de l’usage éducatif des nouvelles technologies : doivent-elles être intégrées progressivement sans solution de continuité avec les pratiques pédagogiques existantes, ou doit-on y voir un moyen au service d’une politique de rupture et de transformation profonde des modalités organisationnelles et pédagogiques de l’enseignement ?
Une autre avenue est également envisagée par le chercheur. Que se passe t-il au niveau des acteurs ? Quelles capacités ces parties prenantes mobilisent-elles pour réussir le transfert ? Mettent-elles en avant des capacités dynamiques, des capacités d’absorption (Noblet et Simon, 2010), pour favoriser le transfert de connaissances ? Comment alors peut-il se créer un réseau dynamique et relationnel, convergence de types variés de relation, mais ensemble de points inter-reliés (Latour, 2005) ? La perspective systémique mise en exergue par les travaux rattachés à l’approche par les ressources et les compétences (Parent et al., 2007) situe les acteurs comme des éléments d’un système complexe, et doit faciliter la compréhension des facteurs qui interfèrent dans l’adoption ou l’appropriation d’un dispositif innovant de formation (Peraya et Viens, 2005).

FOOTNOTES

1. La théorie de l’acteur-réseau, connue sous l’acronyme ANT (pour Actor-Network Theory) a été développée notamment par Bruno Latour, Michel Callon, et John Law (Callon, 1997 ; Callon et Law, 2003 ; Latour, 1998 ; Latour, 2005). Elle se distingue des théories classiques sur les réseaux en ce qu’elle ne prend pas uniquement en compte les humains, mais également les objets et les organisations. Ces derniers d’apparentent aussi bien à des « acteurs » qu’à des « actants ».
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2. « Traduire c’est déplacer (…) c’est également exprimer dans son propre langage ce que les autres disent et veulent, c’est s’ériger en porte-parole » (Callon, 1986, p. 204) ; « … la traduction n’est rien d’autre que le mécanisme par lequel un monde social et naturel se met progressivement en forme et se stabilise pour aboutir, si elle réussit, à une situation dans laquelle certaines entités arrachent à d’autres, qu’elles mettent en forme, des aveux qui demeurent vrais aussi longtemps qu’ils demeurent incontestés » (Callon, 1986, p. 205).
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3. « L’enrôlement désigne le mécanisme par lequel un rôle est défini et attribué à un acteur qui l’accepte. L’enrôlement est un intéressement réussi » (Callon, 1986, p. 189).
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4. “Nous appelons intéressement l’ensemble des actions par lesquelles une entité s’efforce d’imposer et de stabiliser l’identité des autres acteurs qu’elle a définis par sa problématisation” (Callon, 1986, p.185).
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5. Bernard Blandin dans un article paru en 2002 dans Education Permanente n°152, et intitulé « Les mondes sociaux de la formation », propose l'esquisse d'une approche sociologique des systèmes éducatifs qui prend en compte leur spécificité, c'est-à-dire la dimension pédagogique qui est partie intégrante de la relation éducative. Pour cela, l'auteur propose une analyse qui montre que les systèmes éducatifs sont composés de systèmes formels d'apprentissage appartenant à des mondes sociaux différents. Le développement des nouveaux dispositifs de formation amène à rapprocher plusieurs mondes sociaux, ce qui explique d'un point de vue sociologique les difficultés généralement rencontrées au cours de ces changements..
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Références

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Jean-Pierre Noblet est enseignant chercheur à l’ESSCA École de Management (France) ; il est responsable de l’Executive MBA ESSCA-Université de Sherbrooke et des Universités d’Entreprise. Il est en outre chercheur au sein du Centre d’Expertise et de Recherche en Innovation Stratégique et Entrepreneuriat de l’ESSCA et chercheur associé au sein du Laboratoire de Transfert des Connaissances de la Faculté d’Administration de l’Université de Sherbrooke (Québec). E-mail: jean-pierre.noblet@essca.fr